Dix ans après, Nizar Sassi sait bien que la simple possibilité d'avoir croisé ce personnage le rend toujours suspect. Qu'il sera toujours un "membre présumé d'Al-Qaida", comme l'affirme sa fiche de Guantanamo, communiquée par WikiLeaks au Monde, "un combattant ennemi", un "détenu à haut risque". Qu'il ne sert à rien de plaider l'erreur de jeunesse, la bêtise d'un petit mec de banlieue influençable qui avait postulé comme emploi-jeune dans la police, lambinait comme agent de sécurité et se laissa embringuer dans un voyage initiatique par goût de l'aventure et fascination des armes.
Il a bien failli y rester : lorsqu'il fuyait avec les autres Français devant l'avancée des antitalibans, en décembre 2001, un chef lui a demandé de rester dans les montagnes de Tora Bora pour couvrir leurs arrières. "J'ai refusé. J'avais trop envie de me tailler." Djamel Loiseau et Samir Ferraga ont accepté. Ils ont été retrouvés morts de froid et de faim.
A 32 ans, Nizar Sassi est vivant et engouffre un kebab avec une vitesse étonnante, tandis qu'un jeune frère tire sur un narguilé et l'écoute, dans un bar à chicha de Lyon bercé de musique arabe. L'ancien détenu fait amende honorable. "Je n'aurais jamais dû être là-bas. Même si je n'ai jamais fait de mal à personne, je reconnais mes torts. Mais je l'ai payé de trois ans d'internement à Guantanamo. Alors pourquoi la justice française m'a-t-elle à nouveau enfermé à mon retour et condamné ? Lors du premier procès, la procureure a reconnu que j'avais subi un traitement inhumain, mais… Ce 'mais' était de trop." Le Français, comme les quatre autres anciens détenus condamnés à un an de prison ferme en 2007, attend toujours le résultat d'un ultime pourvoi en cassation. Quelle que soit la décision, il ne retournera pas en prison puisque la peine prononcée couvre tout juste la détention provisoire qu'il a subie à son retour en France, en 2004.
Mais il ne se sent pas pour autant libre : "Je n'en sors pas, de cette affaire. On m'enferme dans ça." Il se devine sous surveillance, évite certains lieux, certaines mosquées trop marquées, mesure ses propos au téléphone. Il fait un détour quand il croise certaines personnes qui pourraient le compromettre, comme Mourad Benchellali, son compagnon de voyage, ancien détenu de Guantanamo, lui aussi revenu vivre à Vénissieux.
"LE FEU, ON NE L'ÉTEINDRA PAS COMME ÇA"
L'attente, la suspicion permanente dont il se sait l'objet le minent. Il vit avec 17 de tension. "Mon médecin m'a dit : 'Calmez-vous ou vous risquez un traitement à vie.'" Il passe de la joie extrême au plus profond abattement, à mesure que tombent depuis quatre ans les décisions de justice contradictoires.
La dernière, en mars, défavorable, a été un coup de massue. Il ne supporte plus ce yo-yo judiciaire, a envie de jeter l'éponge, ne croit plus en la justice de son pays, qu'il dit "jusqu'au-boutiste". "Qu'on arrête cette mascarade, cette pièce de théâtre jouée d'avance." Il revient presque aussitôt sur ces propos péremptoires. "En fait, c'est plus compliqué, je le sais. Deux tendances s'affrontent en France : la tendance droit-de-l'hommiste et la tendance sécuritaire." Nizar Sassi est marié, a des enfants. Il a retrouvé du travail. "Je te jugerai sur ton boulot", lui a dit un de ses employeurs. "J'ai aussi le soutien de ma famille. C'est fondamental." Mais cette confiance ne suffit pas. Il se sent glisser. "Je ne supporte plus l'autorité, alors qu'elle est normale dans une société." La nuit, il rêve des hélicoptères américains qui survolent les hauteurs de Tora Bora ou des gardiens de Guantanamo.
"J'ai trop de choses enfouies au fond de moi. J'ai vécu une expérience de dingue, j'ai vu jusqu'où l'homme pouvait aller", résume Nizar Sassi. Il se réveille épuisé le matin, n'arrive plus à se lever pour aller travailler. "Alors on monte la dose de médicament." Il se redresse sur son siège. "Je ne veux pas être plaint, jouer sur la corde sensible." Comme une forme de thérapie, l'ancien détenu envisage de se rendre aux Etats-Unis, s'il obtient un visa. "J'ai envie de voir les Américains du bon côté." Il s'amuse : "Il y avait au moins une chose réconfortante à Guantanamo : pour nos gardiens, nous étions des Français à part entière. Il n'y avait aucun doute dans leur esprit." Mais sa détention dans un camp hors-la-loi, avec la rancune qu'elle a générée, aurait pu le faire basculer définitivement : "Le feu, on ne l'éteindra pas comme ça. Il faut mettre de l'eau, pas jeter les gens dans les flammes."
IL SAIT QU'IL N'EN SERA JAMAIS VRAIMENT QUITTE
Khaled Ben Mustapha garde également au fond de lui une colère qui brasille et que la lecture de sa fiche militaire de Guantanamo (tirée des dossiers de Guantanamo transmis au Monde par WikiLeaks) suffit à ranimer. "Ces accusations sont totalement fausses, délirantes. Ce que je lis là résume ce qui revenait à chaque fois dans les interrogatoires. A charge, à charge, à charge. On dit que je tenais un compte d'Al-Qaida en Espagne. Cela n'a même pas été repris par la justice française lors de mon procès ici." Après avoir hésité, il a également accepté de parler, lui qui se tait depuis des années, après avoir eu le sentiment de crier dans le vide. Il a affirmé en vain n'être parti en Afghanistan en juillet 2001, avec un billet de retour open valable trois mois, que pour tester la possibilité de vivre dans un pays appliquant la charia. Mauvaise idée, mauvaise filière, mauvais endroit, mauvais moment, autant d'erreurs payées cash : trois ans à Guantanamo et un an dans une prison française.
Interrogé au téléphone alors qu'il sort d'un supermarché de la banlieue parisienne après ses courses du samedi matin, Khaled Ben Mustapha, 39 ans, manie l'ironie comme un baume. "De lourdes charges pesaient contre nous, à en croire la fiche militaire de Guantanamo ou les interrogatoires de la DST. Nous étions des fous dangereux. Alors pourquoi les Américains nous ont-ils relâchés ? C'est bien la preuve qu'eux-mêmes n'y croyaient pas, à leurs accusations. Pourquoi la justice française ne nous a-t-elle condamnés 'qu'à' un an ferme à notre retour ? Ou j'étais dangereux et il fallait me coller une plus lourde peine, ou je ne l'étais pas et il fallait me relâcher." Khaled Ben Mustapha a retrouvé son emploi après cette longue parenthèse. "J'ai repris ma vie habituelle, ma place au sein de la société. En apparence, tout est redevenu normal. Mais l'amertume reste là." Il sait également qu'il n'en sera jamais vraiment quitte, qu'il restera un suspect. "J'ai beaucoup voyagé à l'étranger après Guantanamo, explique-t-il. A chaque retour en France, je suis arrêté à la frontière, mis sur le côté de la file puis emmené dans une pièce pour être interrogé. Mon casier judiciaire est pourtant vierge." La peine définitive n'a toujours pas été prononcée.
Les autres anciens détenus de Guantanamo ont choisi de se taire, de se faire oublier. "Il voudrait arriver à tourner la page", explique Dominique Many, l'avocat de Redouane Khalid. Ce dernier aussi affirme être parti en Afghanistan en voyage de reconnaissance, curieux de ce pays vivant sous la charia. Il a été questionné 180 fois à Guantanamo, servait selon son avocat à la formation des nouveaux interrogateurs.
Aujourd'hui âgé de 43 ans, il n'a pas renoncé à ses convictions religieuses radicales. Il est parti vivre en Angleterre, à Leicester, fief des intégristes musulmans. Il y a exercé plusieurs métiers, vend aujourd'hui de l'huile d'argan. "On ne me regarde pas de travers. Je peux être recruté sans qu'on me dise que je suis un musulman", a-t-il dit à son avocat.
En France, il reste dans le collimateur de la police. En 1998, il avait été placé en garde à vue dans le cadre d'une enquête sur un projet d'attentat pendant la Coupe du monde, où l'un de ses frères sera plus sérieusement inquiété. Redouane Khalid sera rapidement relâché sans aucune charge. Mais la marque restera indélébile : l'accusation est reparue dans les fichiers américains de Guantanamo, jusqu'à en faire un proche du Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC) et du Groupe islamique armé (GIA).
La dernière fois qu'il est revenu en France, sa voiture a été entièrement désossée. "Sa femme est voilée. Est-ce pour autant un terroriste?, demande Me Many. Mais qui ira en faire une victime ? Il était en Afghanistan. Quoi qu'il dise, l'opinion ne sera pas avec lui."
Benoît Hopquin
Près de dix ans de détention d'"ennemis combattants"
Janvier 2002 : Ouverture du camp Delta sur la base militaire américaine de Guantanamo. Il est prévu pour accueillir 300 détenus. 779 personnes y ont été incarcérées depuis cette date.Juin 2008 : La Cour suprême condamne le traitement abusif des détenus de Guantanamo et leur donne accès au système judiciaire commun.
Janvier 2009 : L'administration Obama suspend les procédures judiciaires d'exception et décrète la fermeture du camp avant un an. 240 personnes y sont encore détenues.
Avril 2011 : WikiLeaks diffuse les dossiers de Guantanamo. Le camp compte toujours 172 détenus.
WikiLeaks et Guantanamo
Edito du Monde Ben Laden est mort. Il faut fermer Guantanamo
Le monde édition abonnés
Dans , édition du 3 juin 2010
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